XVII
ERREUR SUR LA PERSONNE

Bolitho se carra dans son siège et jeta un coup d’œil fatigué au livre de bord ouvert devant lui. Il était nu jusqu’à la taille, mais cela ne lui apportait aucun soulagement dans la chambre surchauffée. Il mit sa plume entre ses lèvres en se demandant ce qu’il pourrait bien trouver à écrire alors qu’il n’avait rien à raconter. La corvette zigzaguait et plongeait doucement sous bonne brise de sudet, il plaignait les hommes de quart au-dessus de lui. Un jour de mieux à transpirer, à subir cette lumière éblouissante et les rayons implacables du soleil. LHirondelle elle-même semblait protester contre ce qu’on lui faisait endurer. Le bois grinçait et grognait, desséché par le sel et le soleil. Par les fenêtre grandes ouvertes, il voyait les sculptures de butées de safran qui se fendaient, la peinture écaillée montrant le bois nu.

Une fois à poste dans le nord du Petit Banc des Bahamas, il avait espéré qu’on le rappellerait à des tâches plus utiles au bout de quelques semaines. Mais, comme presque tous ses hommes, il avait depuis longtemps abandonné jusqu’à cet espoir. Les semaines se succédèrent, l’Hirondelle et sa conserve, le Héron, patrouillèrent tout le mois de juillet. La besogne devenait lassante. Jour après jour, chaque aube découvrait le même horizon vide, chaque heure déroulait le cours monotone de leur isolement.

Et maintenant, ils étaient au mois d’août. Christie avait peut-être insisté pour qu’il embarquât trois mois de vivres parce qu’il n’avait pas l’intention de rappeler l’Hirondelle avant ce laps de temps. Mais peut-être tout le monde les avait-il oubliés là, ou encore la guerre était-elle finie. On aurait dit que leur zone avait été vidée de toute présence. Contrairement à leur dernière mission aux Bahamas, où ils faisaient des prises et rencontraient des bâtiments marchands avec qui échanger les nouvelles, ils n’avaient rien vu. Leur méthode ne variait guère. En général, ils gardaient les huniers du Héron juste au-dessus de l’horizon, en route parallèle, et ils faisaient des allers et retours. Les vigies étaient les seules à se voir et ils pouvaient ainsi balayer une bande de soixante milles de large, tant que le temps ne leur était pas contraire. Au point où ils en étaient, même une tempête aurait été bienvenue. Tout le monde souffrait de cette vie éreintante, et il n’était pas le dernier.

Quelqu’un frappa à la porte. C’était Dalkeith, son gros visage luisant de sueur. Le quart de l’après-midi en était à la moitié et Bolitho avait décidé de voir le chirurgien chaque jour à cette heure une fois terminée sa visite aux malades.

Il lui indiqua un siège.

— Alors ?

Dalkeith s’assit en grommelant et se poussa un peu pour éviter la lumière qui entrait par la claire-voie.

— Deux de mieux aujourd’hui, monsieur. Je les ai fait descendre. Quelques jours de repos, et ils devraient se remettre.

Bolitho hocha la tête, la situation devenait préoccupante. Il faisait trop chaud, ils n’avaient plus assez de légumes et de fruits frais. Lock avait déjà ouvert le dernier tonneau de citrons. Ensuite…

Dalkeith avait apporté un verre d’eau, qu’il posa sur la table : le liquide était couleur jus de tabac. Sans le moindre commentaire, il sortit de sa poche une flasque et demanda du regard à Bolitho l’autorisation de se verser un petit verre de rhum.

Cela aussi faisait partie de leurs rites. Bolitho se demandait toujours comment l’estomac du chirurgien parvenait à engloutir du rhum par cette chaleur.

Dalkeith s’humecta les lèvres.

— Meilleur que cette eau-là – il fronça le nez. Si nous n’arrivons pas à refaire aiguade, monsieur, je ne réponds pas des suites.

— Je ferai mon possible. Nous pourrions peut-être nous rapprocher d’un îlot et trouver une rivière. Mais je n’y crois guère, C’est tout ?

Dalkeith hésita un peu.

— Je suis censé garder mon sang-froid, mais l’amitié et le devoir font rarement bon ménage. C’est à propos du second.

— M. Tyrrell ? – Bolitho se raidit. Que voulez-vous dire ?

— Sa jambe. Il essaie de faire croire que ça va, mais je ne suis pas de cet avis – il baissa les yeux. Pis encore, je suis très préoccupé.

— Je vois.

Il avait bien remarqué que le boitillement de Tyrrell s’était accentué ces derniers temps mais, dès qu’il lui en parlait, Tyrrell répondait : « Ce n’est rien, pas de quoi faire un drame ! »

— Et que conseillez-vous ?

Dalkeith poussa un gros soupir.

— Je pourrais sonder, voir si je trouve des éclats. Mais si cela ne marche pas… – il avala une gorgée de rhum. Je serai obligé d’amputer.

— Oh, mon Dieu !

Bolitho se leva et se pencha à la fenêtre au-dessus de la barre d’arcasse. La mer était très claire, il apercevait des flèches argentées, des poissons qui jouaient dans le sillage du safran.

Dalkeith ajouta :

— Je pourrais le faire, bien sûr. Mais il faudrait se livrer à cette opération tant qu’il est encore assez vigoureux, avant que la douleur et cette fichue chaleur l’aient mis dans le même état que les autres.

Bolitho se tourna vers lui. Le soleil lui brûlait le dos.

— Je ne doute pas de votre habileté, vous avez amplement démontré vos capacités.

— Avant de quitter l’Angleterre, je pratiquais dans un très bon hôpital de Londres, lui répondit Dalkeith d’un ton amer. Nous nous entraînions avec les pauvres et traitions les riches. C’est un rude apprentissage, mais il est très efficace.

— Comptez-vous retourner là-bas lorsque la guerre sera finie ?

Bolitho essayait de ne pas penser à Tyrrell allongé sur la table, à la scie suspendue au-dessus de la jambe.

Dalkeith hocha négativement la tête.

— Non, je compte m’installer dans le coin. Pourquoi pas en Amérique, qui sait ? – il eut un petit sourire. J’ai été obligé de quitter l’Angleterre dans une certaine précipitation. Un duel pour une histoire de femme.

— Cela fait trois ans que je me demande comment vous êtes devenu si habile au tir.

— Malheureusement, répondit Dalkeith, je n’ai pas tué le bon. Sa mort a été considérée comme une perte beaucoup plus considérable que n’aurait été la mienne, si bien que j’ai pris la malle de Douvres. Au bout de deux ans, je suis finalement arrivé aux Antilles.

— Merci de m’avoir raconté votre vie – Bolitho se massait le ventre. Je verrai ce que je peux faire pour vous trouver un autre embarquement, le jour où nous rentrerons au pays.

Le chirurgien se leva :

— Je vous en suis reconnaissant – il regarda Bolitho. Et pour Tyrrell ?

— Je vais lui parler – il détourna les yeux. Mais, pour l’amour de Dieu, que lui dire ? Et quelle serait ma réaction si cela m’arrivait à moi ?

Dalkeith resta appuyé contre la cloison, en attendant la fin d’un coup de roulis.

— Je ne sais que répondre, je ne suis qu’un chirurgien.

— Oui, répondit Bolitho d’une voix grave, et moi, je ne suis qu’un commandant.

L’aspirant Bethune traversait le carré et apparut à la porte.

— M. Graves vous présente ses respects, monsieur. Le Héron signale une voile non identifiée dans l’est.

— Très bien, je monte.

Dalkeith attendit que Bethune se fût retiré.

— Vous pensez qu’on nous rappelle à New York, monsieur ? Dans ce cas, je pourrais faire conduire Tyrrell à l’hôpital ; ils ont davantage de moyens, il serait bien soigné.

Bolitho lui fit signe qu’il n’y croyait guère.

— J’ai bien peur que ce ne soit pas cela. Pour être dans ce relèvement, cette voile vient du sud. Et je ne sais pas encore si elle est amie ou ennemie.

Dalkeith poussa un grand soupir avant de le quitter et Bolitho se hâta vers l’échelle de dunette.

Il lança sans s’arrêter un regard au timonier qui lui annonçait :

— En route noroît, monsieur !

Ses lèvres étaient gercées par la chaleur. Graves vint lui rendre compte :

— Notre vigie ne la voit pas encore, monsieur – sa bouche avait un pli amer quand il ajouta précipitamment : Ce peut être n’importe quoi.

La remarque n’avait guère de sens, mais Bolitho savait qu’elle était uniquement destinée à cacher son embarras. L’état de Graves empirait, il avait la bouche tordue comme sous l’effet d’un tourment intérieur, on aurait dit qu’il était malade.

— Très bien, rappelez du monde sur le pont et faites cap sur le Héron. Envoyez les huniers et venez tribord amures.

Buckle montait péniblement du panneau.

— Une voile, monsieur Buckle ! Peut-être va-t-elle nous porter chance !

— Pas trop tôt, grommela le pilote.

Bolitho entendit le pas boitillant qui lui était devenu si familier et se retourna. Tyrrell arrivait du passavant bâbord.

Le visage du second s’éclaira d’un large sourire :

— Une voile à ce que j’entends, monsieur ? – il s’abrita les yeux pour surveiller les hommes qui gagnaient leurs postes. Enfin, voilà quelque chose pour nous occuper !

Bolitho se mordit la lèvre, il était encore plus poignant de voir son bonheur. Mais il savait qu’il allait devoir se décider, si Dalkeith connaissait son art. Et il le connaissait.

Il apercevait les voiles du Héron qui brillaient à l’horizon. Il savait que Farr allait l’attendre, au moins pour briser la monotonie des jours.

Une heure plus tard, le bâtiment s’était identifié de lui-même. C’était le Lucifer, grand largue, dont les grandes voiles de goélette s’étalaient comme des ailes. Les embruns jaillissaient par-dessus son bout-dehors comme des gerbes d’argent.

Fowler, avec son petit visage porcin tout rouge, se tenait dans les enfléchures sous le vent avec une lunette.

— Du Lucifer –, « Il porte des dépêches. »

Et il baissa la tête d’un air satisfait vers la dunette, comme s’il était tout fier de cette révélation.

— Faites mettre en panne, monsieur Tyrrell.

À bord du Lucifer, les hommes s’activaient pour réduire la toile avant de rallier l’Hirondelle. C’était un joli petit bâtiment. S’il l’avait eu en lieu et place de l’Hirondelle, sa vie aurait pris un autre tour, à beaucoup d’égards.

En voyant avec quelle hâte la goélette mettait son embarcation à la mer, il se dit qu’il devait se passer quelque chose d’important.

— Signalez au Héron : « Le capitaine à bord. »

— Bien, monsieur !

Fowler fit claquer ses doigts et continua ainsi jusqu’à ce que les pavillons fussent montés à la vergue.

Le canot de Farr crocha dans les cadènes quelques minutes après celui du Lucifer.

Odell était venu en personne. Il se découvrit pour saluer le pavillon et jeta un coup d’œil pincé à Bolitho qui était toujours torse nu. Farr arriva :

— Eh bien, fit-il d’une voix chaleureuse, qu’est-ce qui vous amène par ici, l’ami ? Vous vous faisiez du souci pour nous, à Antigua ?

Odell fit quelques pas et les regarda tous les deux.

— Les Français sont sortis, monsieur.

Pendant un long moment, nul ne dit mot. Bolitho tournait et retournait ces quelques mots dans sa tête, bien conscient que tous le regardaient. Stockdale près du panneau, légèrement penché comme pour mieux surprendre la conversation ; Buckle et Tyrrell, plus qu’étonnés de ce qu’ils venaient d’entendre, mais peut-être soulagés d’apprendre que la longue attente était enfin terminée.

— Descendons.

Bolitho les précéda dans sa chambre. Tout était oublié, la chaleur, la routine de cette patrouille sans fin.

Odell s’assit au bord d’une chaise. Il semblait fatigué par la longue traversée qu’il venait de faire depuis Antigua.

— Et maintenant, racontez-nous, lui dit Bolitho.

— J’ai porté les dépêches à la flotte conformément à mes ordres.

Odell avait une curieuse façon de parler, il hochait la tête au rythme des mots. Il n’était pas très difficile de comprendre comment il avait acquis la réputation d’être un peu fêlé. Bolitho lui-même était convaincu que l’homme pouvait basculer d’un côté ou de l’autre, mais il n’y avait pas lieu de douter de la véracité de ce qu’il rapportait.

— L’amiral Rodney a envoyé une escadre de quatorze bâtiments de ligne renforcer nos forces à New York.

— Crédieu, commenta Farr, j’aime mieux ça. Je n’ai pas trop confiance dans l’amiral Graves.

Les yeux d’Odell lançaient des éclairs.

— Rodney est rentré en Angleterre, le coupa-t-il sèchement, il est très malade. C’est Hood qui commande les renforts.

Farr poursuivit comme si de rien n’était :

— Ah bon, j’aime mieux ça. J’ai servi sous l’amiral Hood et je le respecte profondément.

— Laissez, fit Bolitho, écoutons la suite, car je suis sûr que ce n’est pas fini.

Odell hocha la tête.

— Le comte de Grasse a mis à la voile avec vingt bâtiments de ligne. Les patrouilles nous ont indiqué qu’il escortait au large le convoi normal en cette saison.

— Voilà qui est assez habituel, j’imagine, fit Bolitho.

— Certes, mais de Grasse n’a plus été revu depuis.

Cette dernière phase tomba comme un coup de tonnerre.

— Toute une flotte, s’exclama Farr ! Disparue ? Mais c’est totalement impossible !

— C’est pourtant ainsi, répondit Odell en le fixant. Les bâtiments de l’amiral Hood ont dû passer beaucoup plus à l’est, et plusieurs frégates mènent des recherches – il tendit les mains d’un geste impuissant. Mais pas plus de De Grasse que de beurre en broche.

— Bon Dieu, dit Farr à Bolitho, qu’en pensez-vous ?

— Je prendrais bien un verre, monsieur, demanda Odell, visiblement énervé. J’ai la gorge sèche comme un coup de trique.

Bolitho ouvrit l’équipet et lui tendit un verre.

— Hood va rejoindre Graves à Sandy Hook, fit-il. Ils seront encore en état d’infériorité, mais je suis tout de même confiant si de Grasse choisit de se mettre en travers.

— Et, demanda Farr, un peu moins sûr de lui, Hood va montrer à ces foutues Grenouilles de quel bois il se chauffe, hein ?

— Sa flotte est plus puissante que celle de l’amiral Graves. Mais Graves est le plus ancien, maintenant que Rodney est parti – Farr semblait de plus en plus inquiet. J’ai donc bien peur que ce ne soit Graves qui assure le commandement quand l’heure sera venue, si elle arrive.

Il se tourna vers Odell qui en était à son deuxième verre de vin.

— Savez-vous autre chose ?

Odell haussa les épaules.

— Je sais que l’amiral Hood ira jeter un coup d’œil à la baie de Chesapeake pendant le transit vers New York. D’aucuns pensent que les Français pourraient attaquer de la mer l’armée de Cornwallis. Sinon, c’est à New York que les choses se passeront.

Bolitho s’obligea à s’asseoir. Il avait du mal à comprendre pourquoi les nouvelles apportées par Odell le bouleversaient à ce point. Depuis des mois, des années, ils avaient espéré cette grande confrontation sur mer. Ils avaient connu quelques escarmouches, des combats singuliers à foison, mais ils savaient que la bataille décisive interviendrait un jour ou l’autre. Celui qui dominait les eaux autour de l’Amérique tenait dans ses mains le sort de ceux qui combattaient sur le terrain.

— Une chose est sûre, conclut-il, nous ne servons à rien ici.

— Voulez-vous dire, lui demanda Farr, que nous devrions rallier la flotte ?

— A peu de chose près, oui.

Il essayait de tirer ses idées au clair, de remettre à plat les informations d’Odell. De Grasse pouvait se trouver à peu près n’importe où, mais il était stupide de croire qu’il avait pu rentrer en France sans avoir rempli sa mission. Sans sa présence aux Antilles, les Britanniques auraient pu jeter toutes leurs forces terrestres et navales dans la bataille en Amérique, et de Grasse était suffisamment intelligent pour connaître sa propre valeur.

Il s’approcha de la table et sortit une carte du tiroir. Ils se trouvaient à sept cents milles du cap Henry, à l’entrée de la baie de Chesapeake, Si le vent leur restait favorable, ils pouvaient avoir atterri d’ici à cinq jours. Si les bâtiments de l’amiral Hood s’y trouvaient, il pourrait demander des ordres. Les corvettes étaient de la plus grande utilité lorsqu’il s’agissait de faire des recherches près de la côte ou de relayer les signaux au combat.

— J’ai l’intention de mettre cap au nord, annonça lentement Bolitho. Vers la baie de Chesapeake.

Farr se leva d’un bond en s’exclamant :

— Parfait ! J’y vais avec vous !

— Prenez-vous l’entière responsabilité de cette décision ? demanda Odell.

Il avait l’œil sombre.

— Oui. Je souhaite que vous restiez ici, au cas où des bâtiments passeraient dans le coin. Si cela arrive, vous nous rejoindrez en faisant aussi vite que possible.

— Très bien monsieur – et il ajouta tranquillement : Je souhaite avoir des ordres écrits.

— Mais va au diable, jeune sot ! lui jeta Farr en tapant du poing sur la table, c’est ainsi que tu fais confiance aux gens ?

Odell haussa les épaules.

— Je fais confiance au commandant Bolitho, n’en doutez pas, monsieur… – il eut un bref sourire – … mais si vous vous faites tuer tous deux, qui sera là pour témoigner que j’ai obéi aux ordres ?

— Cela me semble convenable, acquiesça Bolitho, je vais les rédiger immédiatement.

Il vit les deux hommes toujours face à face, menaçants.

— Du calme, maintenant. Que j’aie tort ou raison, cela va nous faire du bien de partir d’ici. Alors, ne commencez pas avec des disputes, hein ?

Odell montrait les dents.

— Je ne voulais offenser personne, monsieur.

Farr soufflait comme un phoque.

— Dans ce cas, je suppose que… – il eut un large sourire, Mais, par Dieu, Odell, vous me poussez à bout !

— Allez, buvons un verre.

Bolitho avait envie de monter sur le pont, de retrouver Tyrrell et les autres pour leur faire part des nouvelles. Mais il savait que ce moment était important. Dans quelques secondes, chacun d’entre eux se souviendrait de l’instant où les bâtiments n’étaient que de minuscules silhouettes.

Il leva son verre :

— A quoi allons-nous boire, mes amis ?

Farr le regarda en souriant, il venait enfin de comprendre :

— A nous, Dick. Cela me conviendrait parfaitement.

Bolitho reposa son verre vide sur la table. Un simple toast. Mais le roi, leur cause, leur patrie même, tout cela était trop loin, leur avenir, trop incertain. Ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes et sur leurs petits bâtiments.

 

Jambes écartées pour résister aux mouvements brusques de l’Hirondelle qui se tordait comme un tire-bouchon, Bolitho leva sa lunette entre les filets et attendit que la ligne de côte se fût stabilisée dans l’objectif. Le soleil allait bientôt se coucher, une triste lumière orangée éclairait encore la pointe la plus proche, et il dut se contraindre à se concentrer sur ce qu’il observait, au lieu de s’accrocher à ce qu’il s’attendait à voir d’après la carte. Tout autour de lui, d’autres lunettes étaient pointées, et il entendait Tyrrell respirer bruyamment à son côté, ainsi que le crissement de la craie de Buckle sur son ardoise.

À quelques milles du cap Henry, à l’entrée de la baie de Chesapeake, le vent avait commencé de refuser et les choses avaient encore empiré depuis. Il leur avait fallu une journée supplémentaire pour se dégager de là et reprendre le large. Bolitho avait vu avec colère la baie s’estomper derrière lui. Maintenant, après avoir bataillé pour regagner l’entrée, il se trouvait de nouveau au pied du mur. Ou bien il restait au large une nuit de plus, ou bien il tentait le passage entre le cap Henry et la pointe nord, dans ce qui allait sûrement devenir l’obscurité la plus totale.

Tyrrell baissa sa lunette.

— Je connais bien cette entrée. Il y a un grand banc au milieu qui va jusqu’au centre de la baie, mais on peut le laisser d’un bord ou de l’autre en faisant un peu attention. Cela dit, avec ce vent dans les basques, je vous suggère de tenter plutôt le passage sud. Si vous vous tenez sous le vent du banc, il faut rester à trois milles environ du cap Henry.

Il se frottait le menton.

— Mais si vous faites une erreur d’appréciation et partez trop loin dans le sud, il y a intérêt à contrer vivement. Il y a des récifs en bas du cap, et des mauvais.

Bolitho déplaça un peu son instrument pour viser des éclairs rouges, loin dans les terres.

— Le canon, fit Tyrrell, mieux vaut rester à distance.

Bolitho fit signe qu’il avait compris. Si Tyrrell sentait une quelconque émotion à la vue de son pays, il n’en montrait rien.

— C’est en remontant, continua Tyrrell, plus haut sur l’York. On dirait de l’artillerie lourde.

— Pas de vaisseau en vue apparemment, monsieur, annonça Heyward.

— Il n’y a pas de raison d’en voir, répondit Tyrrell en regardant Bolitho. Juste après le cap Henry, vous avez la baie de Lytmhaven. Par mauvais temps, c’est un bon abri pour les gros bâtiments. Non, pas moyen de voir une flotte au mouillage de là où on est – un silence, puis : Pour ça, il faut pénétrer dans cette vieille Chesapeake.

Bolitho tendit sa lunette à Fowler.

— Je suis d’accord avec vous. Si nous attendons plus longtemps, le vent risque de tourner, nous allons encore nous retrouver sous le vent de la terre et perdre un temps fou à revenir.

Il se tourna pour observer le Héron. Ses huniers cargués étaient encore éclairés par les derniers rayons du soleil mais, derrière lui, la mer était déjà sombre.

— Montrez le signal lumineux au Héron, le commandant Farr sait ce que cela veut dire.

Il se tourna vers Tyrrell :

— L’endroit est mal cartographié.

Tyrrell lui sourit, ses yeux brillaient dans la pâle lumière.

— Sauf si les choses ont beaucoup changé, je pense être capable de nous faire passer.

— Signal transmis, monsieur ! annonça Fowler.

Bolitho réfléchissait.

— Venez deux rhumbs de mieux sur tribord – et il ajouta à l’intention de Tyrrell : Je déteste entrer dans une baie comme celle-ci, je me sens plus en sûreté au large.

— Vous avez raison, soupira le second, la Chesapeake est difficile à maints égards. Du nord au sud, elle mesure près de cent quarante milles. Avec un bon bateau, il est possible de la remonter sans trop de peine jusqu’à Baltimore. Mais elle fait moins de trente milles de large et encore, seulement au confluent du Potomac.

— En route au suroît, monsieur, annonça Buckle.

— Bien.

La pointe la plus proche, le cap Charles, perdait ses couleurs de bronze. Le soleil disparut définitivement derrière les collines.

— Vous pouvez rappeler aux postes de combat, monsieur Tyrrell, mieux vaut prévenir que guérir.

Il se demanda une seconde à quoi pouvait bien penser Farr en tirant des bords pour suivre la silhouette de l’Hirondelle vers la masse sombre de la côte : doute, regret, méfiance ? Mais il était difficile de lui en vouloir, c’était un combat de nègres dans un tunnel.

Le pont vibrait sous les pieds des marins qui se hâtaient aux postes de combat. Il entendait les bruits des toiles qu’on roule, des tables de poste repoussées pour laisser champ libre aux palans des pièces. Voilà encore une différence qu’il avait remarquée en embarquant à bord de l’Hirondelle : même le rappel aux postes de combat se passait dans une espèce de climat bon enfant que l’on ne connaissait pas sur un bâtiment de ligne. À bord du Trojan, l’équipage se faisait houspiller, presser par les battements de tambour et le son des clairons. Parfois, vous ne saviez même pas les noms de ceux qui étaient dans votre quart ou votre division. Mais ici, tout était différent. Les hommes se saluaient entre eux en gagnant leur poste, un petit sourire, une brève poignée de main. Cela rendait en revanche la mort souvent plus difficile à accepter, les cris de douleur des camarades trop insupportables.

— Paré aux postes de combat, monsieur.

— Bien.

Bolitho s’accrocha aux filets pour examiner les plumetis de ressac loin devant.

— Venez un rhumb de mieux.

— Bien, monsieur – et Buckle murmura l’ordre à son timonier, puis : En route ouest-suroît, monsieur.

— Tiens bon comme ça.

Il alla s’installer sous la brigantine, la faible lueur de la lampe d’habitacle se réfléchissait sur la bôme.

Le ciel velouté était rempli d’étoiles, la lune allait se lever dans quelques heures, mais ils auraient déjà pénétré dans la baie.

Tyrrell vint le rejoindre près de la roue.

— Je ressens quelque chose d’assez étrange. Ma sœur habite à moins de cinquante milles d’ici, je revois tout exactement comme si j’y étais : l’York, l’endroit dans les bois où nous avions l’habitude d’aller lorsque nous étions gamins – il se tourna brusquement. Venez encore d’un rhumb, monsieur Buckle ! Monsieur Bethune, prenez quelques hommes à l’avant et bordez-moi la misaine !

Il attendit jusqu’à être satisfait du cap et du relèvement de la pointe la plus proche avant de poursuivre :

— Enfin, on s’amuse bien !

Bolitho était parfaitement d’accord avec lui. Au bout de quelques semaines, il avait fini par ne plus penser à Susannah Hardwicke. Maintenant qu’il lui parlait d’une jeune inconnue qui se trouvait quelque part, là-bas, loin dans l’ombre au-delà de ces départs d’artillerie, il comprit à quel point leurs existences étaient devenues intimement mêlées. La sœur de Tyrrell, les sentiments secrets que Graves avait éprouvés pour elle. L’affaire d’honneur de Dalkeith qui lui avait coûté sa carrière et avait manqué lui faire perdre la vie, Et lui-même ? À vrai dire, il ne pouvait encore plonger dans son passé sans éprouver un sentiment de regret, une sensation de perte.

Lorsqu’il leva les yeux, le cap Charles émergeait de l’ombre, mais un rapide coup d’œil à Tyrrell le rassura. Il se tenait à un endroit d’où il pouvait surveiller simultanément la brigantine et le compas et semblait détendu, heureux même. Sans ce banc au milieu du goulet, ils auraient pu continuer comme ça avec quatre bons milles d’eau ou plus de chaque bord.

— Avec votre permission, monsieur, annonça Tyrrell, nous allons changer de route.

— Vous avez la manœuvre.

— Bien monsieur, répondit le second en riant.

Et il ordonna à Buckle :

— Venez au noroît !

Et mettant ses mains en porte-voix :

— Rappelez du monde aux bras !

La barre dessous, les hommes attelés aux bras, l’Hirondelle pivota lentement vers la terre. On entendait des appels dans la nuit. Au-dessus du pont, on distinguait les formes plus claires de bras et de jambes, les gabiers s’activaient sur les vergues.

— En route au noroît, monsieur !

Buckle leva la tête pour surveiller les voiles qui continuaient de faseyer alors que le bâtiment remontait encore dans le vent, jusqu’au près serré, tribord amures.

Tyrrell passait d’un bord à l’autre, toujours boitant, pointant du doigt ici pour attirer l’attention d’un homme, donnant un ordre là, faisant passer une consigne à Graves qui se trouvait toujours sur le gaillard.

— C’est bien, les gars, tournez-moi ça !

Et il penchait la tête comme pour mieux savourer le chant des haubans, le concert des drisses.

— Allez-y, il aime ça !

Bolitho s’approcha du bord au vent, les embruns lui giclaient à la figure. Tyrrell était venu bien des fois dans les parages à bord de la goélette de son père, sous ces mêmes caps. Peut-être ces souvenirs, la pensée que sa sœur vivait là, tout près, l’aidaient-ils à oublier le but de leur mission, le danger qu’ils couraient.

— Brisants au vent, droit devant !

La vigie semblait inquiète.

Mais Tyrrell lui répondit aussitôt :

— Qu’ils aillent au diable, les brisants ! C’est le grand banc, j’en mets ma tête à couper !

Ses dents luisaient dans l’ombre et Bolitho ne put se retenir de sourire en voyant dans quel état d’excitation il était. « Qu’ils aillent au diable ! » Il avait utilisé la même expression, le même ton lorsqu’il avait plongé son sabre dans la poitrine de l’homme qui avait manqué le tuer, près du bassin.

La masse imposante du cap Henry se dessinait mieux maintenant sous le vent. Un bref instant, Bolitho se dit même qu’ils étaient trop près, que le vent les avait poussés au-delà de ce que Tyrrell avait prévu.

Il tourna les yeux du bord opposé et aperçut une tache blanche au-delà de la houle qui battait le rivage. Le banc, souligné par les tourbillons, était clairement identifiable, mais, si Tyrrell avait mal calculé son coup, il était trop tard pour l’éviter.

— Un jour, cria le second, j’ai vu un hollandais se mettre au plein, juste ici ! Il s’est brisé en deux !

— Voilà qui est diablement encourageant, grommela Buckle.

— J’espère que le Héron a vu par où nous sommes passés, fit Bolitho.

— Ça va, il suit bien.

Tyrrell se pencha par-dessus le pavois pour examiner la masse de terre.

— Il serre mieux le vent que nous et est plus facile à manœuvrer au près serré – il tapa de la main sur le rebord. Mais l’Hirondelle va en faire autant, pour mes beaux yeux !

— Affalez la misaine, je vous prie !

Bolitho dressait l’oreille pour essayer de saisir le moindre changement dans les bruits de la mer, le grondement du ressac contre les rochers, le bruit plus sourd de l’eau qui s’engouffrait dans une grotte ou une crique sous la pointe.

— Et rentrez la brigantine !

Sous focs et huniers, l’Hirondelle s’enfonça plus avant dans la baie. L’étrave s’élevait avant de replonger dans la houle. Les timoniers, concentrés sur leur tâche, la menaient d’un doigt sûr, essayant de prévoir le moindre de ses mouvements.

Les minutes passaient, cela faisait maintenant une demi-heure qu’ils avaient franchi la passe. Les yeux des veilleurs essayaient de percer la nuit, les autres se tenaient parés près des manœuvres. La corvette passa délicatement sous le cap.

— Il n’y a personne dans le coin, annonça Tyrrell. Lynnhaven est droit devant et, s’il y avait une escadre au mouillage, que ce soient les nôtres ou les Grenouilles, on verrait des feux, ne serait-ce que pour décourager l’ennemi ou pour toute autre raison.

— Cela me semble plausible.

Et Bolitho s’éloigna pour cacher son dépit. Odell avait eu raison de lui demander des ordres écrits car, si Bolitho avait mal prévu les mouvements de Hood, on pouvait tout aussi bien lui reprocher d’avoir abandonné son poste dans le sud.

Une série d’explosions sourdes résonna sur l’eau, suivie d’une grande traînée de flammes, comme si quelqu’un avait fait sauter des munitions par erreur. Il passa sa main dans ses cheveux, se demandant quelle conduite adopter. Faire voile vers New York ? Il semblait que c’était la seule solution.

— Si nous devons parer le cap, lui dit Tyrrell, je vous suggère de virer de bord dès maintenant – un silence. Ou bien il va falloir mouiller.

Bolitho alla le rejoindre près du compas.

— Nous allons mouiller, je veux essayer d’établir le contact avec l’armée. Il faut au moins qu’ils sachent ce qui est en train de se passer.

Tyrrell poussa un soupir.

— J’ai du mal à croire qu’une grande armée est établie là, droit devant. Les pauvres vieux, s’ils sont à Yorktown, comme Odell semblait le croire, ils sont en bonne posture. Mais s’ils doivent soutenir un siège…

— Allez, ne perdons pas de temps.

Bolitho appela Fowler :

— Montrez le fanal, le capitaine Farr mouillera lorsqu’il le verra.

Les huniers protestèrent bruyamment quand l’Hirondelle pivota pour entrer dans le lit du vent et son ancre tomba à l’eau dans une gerbe d’écume, comme un esprit des eaux qui aurait été dérangé.

— Rentrez-moi ce fanal, monsieur Fowler, lui ordonna Buckle, Trop, c’est trop !

— Peu importe, observa Tyrrell, nous avons été vus dès que nous avons tourné la pointe.

Bolitho le regarda. Il n’était pas difficile d’imaginer quelque messager ou un cavalier se hâtant dans la nuit pour annoncer leur arrivée. Il ressentait la même chose que ce qu’il avait vécu dans la baie de la Delaware : seul, coupé de ses bases, avec seulement une vague idée de ce qui se passait.

— Je pourrais prendre un canot, proposa Tyrrell. Si l’armée campe dans la ville, ils ont peut-être des positions jusqu’à la langue de terre le long de l’York.

Il semblait inquiet, tout à coup.

— Dieu, ce calme me soucie plus que le son du canon ! Mon grand-père était soldat, il m’a donné la chair de poule avec ses récits de combat de nuit.

Les gabiers traînaient sur le pont, apparemment indifférents à la proximité de la terre ou à la présence éventuelle de l’ennemi.

— Mettez en place les filets d’abordage et chargez les douze-livres à mitraille.

Tyrrell fit signe qu’il avait compris.

— Bien monsieur, et je vais faire armer aussi les pierriers avec des hommes choisis. Ce serait idiot de se faire avoir par une embarcation suicide – il attendit un peu, puis : J’y vais ?

— Très bien, prenez les deux canots. M. Graves commandera le second et M. Fowler partira avec vous, au cas où vous auriez besoin de faire des signaux.

— Monsieur, le Héron a mouillé, cria une voix.

Mais lorsque Bolitho mit le nez dehors, il ne vit rien du tout. La vigie avait dû apercevoir de manière fugitive ses huniers ferlés alors qu’il tournait la pointe, ou le plongeon de l’ancre.

Les palans grinçaient déjà, les deux canots passaient par-dessus les passavants avant que le pont fût recouvert de filets. On pouvait faire confiance au bosco pour ce genre d’opération. Les filets ne suffisaient pas à repousser un adversaire vraiment décidé, mais ils étaient juste assez serrés pour le gêner et pour laisser le temps à une pique ou à une baïonnette de le ramasser avant qu’il pût s’en dépêtrer.

Les hommes s’affairaient sur le pont, il entendait de temps en temps un bruit métallique, le choc sourd des avirons qu’on ôtait de leurs supports. Graves arriva à l’arrière, son pantalon blanc bien visible dans la nuit.

— Vous savez ce que vous avez à faire ?

Bolitho les regardait tous deux tour à tour.

— M. Tyrrell prendra la tête. Emmitouflez vos avirons et faites bien attention à d’éventuels piquets ennemis.

Graves n’avait plus de voix.

— Et comment reconnaîtrons-nous les nôtres ?

Bolitho imaginait sa bouche qui tremblait de manière incontrôlable, et il fut tenté de le garder à bord. Mais Tyrrell était trop précieux, il connaissait ce bout de terre comme le fond de sa poche. Il lui fallait absolument un adjoint expérimenté si les choses tournaient mal.

— Tranquillisez-vous, lui répondit Tyrrell, les Grenouilles parlent français !

Graves se détourna, mais réussit finalement à retrouver son calme.

— Je… je ne posais pas cette question pour le plaisir de m’attirer vos sarcasmes ! Forcément, tout va bien pour vous ! C’est votre pays !

— Ça suffit ! tonna Bolitho en s’avançant, rappelez-vous que vos hommes comptent sur vous ! Alors, cessez ces disputes stupides !

Tyrrell fit jouer son sabre dans son fourreau.

— Je suis désolé, monsieur. C’est ma faute – il posa la main sur l’épaule de Graves. Oubliez ce que je viens de dire, d’accord ?

Fowler les appelait d’en bas :

— Tout est paré, monsieur !

Bolitho les accompagna à la coupée.

— Et soyez de retour à l’aube – il prit Tyrrell par le bras. Comment va votre jambe ?

— Je ne sens pratiquement plus rien, monsieur… – il se recula un peu pour laisser ses hommes embarquer – … et un peu d’exercice me fera le plus grand bien.

Les deux canots larguèrent leurs bosses et s’enfoncèrent dans l’obscurité. Au bout de quelques minutes, ils avaient totalement disparu. Un silence profond régnait désormais à bord, où ceux qui étaient restés étaient occupés à charger les pièces.

Bolitho cherchait Stockdale du regard et finit par le trouver.

— Faites mettre la yole à l’eau, il est possible que j’aie un message à faire porter à bord du Héron.

Et apercevant la silhouette de Bethune près de la lisse :

— Prenez la yole et attendez près du bâtiment ; je vous ferai signe si j’ai un message à faire passer.

Bethune hésitait :

— J’aurais bien aimé aller avec le second, monsieur.

— Je sais.

Il était difficile de croire que, dans la confusion qui régnait, Bethune avait réussi à considérer le choix de Fowler comme une offense personnelle.

— Il est très jeune, j’ai besoin de tous les hommes qui me restent pour s’occuper du bâtiment.

L’explication était un peu succincte, mais elle eut l’air de lui convenir.

Il faisait froid sous ce ciel rempli d’étoiles. Après la dure chaleur de la journée, cette fraîcheur apaisait. Bolitho donna l’ordre de raccourcir les quarts pour que les hommes qui n’étaient pas de veille ou parés près des pièces pussent faire un petit somme.

Les officiers prenaient le quart de la même manière et, une fois que Heyward l’eut relevé, Bolitho alla s’accroupir au pied du grand mât et resta là, la tête dans les mains. C’est en sentant quelqu’un le prendre par le poignet qu’il comprit qu’il avait dû s’assoupir.

Heyward se baissa près de lui et murmura :

— Des embarcations qui approchent, monsieur, peut-être deux.

Bolitho bondit sur ses pieds et essaya de comprendre à toute vitesse ce que cela voulait dire. Non, ce ne pouvaient être les siens, il était trop tôt. Ils n’avaient même pas eu le temps d’atteindre leur premier objectif.

— Et il ne s’agit pas de la yole, compléta Heyward, il fait toujours des ronds à tribord.

Bolitho mit ses mains en pavillon autour de ses oreilles : par-dessus le clapotis de l’eau sur la coque, il finit par distinguer le grincement d’un safran.

— Dois-je les héler, monsieur ? demanda un bosco.

— Non – mais pourquoi avait-il répondu cela ? Non, pas encore.

Il écarquilla les yeux, essaya de repérer le bruit des avirons par-dessus les bruits divers de la baie. Ce devait être Tyrrell qui rentrait, le canot se dirigeait droit sur eux sans précaution particulière ni l’ombre d’une hésitation.

Un rayon de lune se réfléchit brièvement dans l’eau et il aperçut une baleinière qui avançait lentement. Avant qu’elle eût disparu dans l’ombre, Bolitho eut le temps de distinguer des baudriers, quelques soldats coiffés de shakos entassés dans la chambre.

— Bon sang, murmura Heyward, des Français !

— Et y en a un autre derrière, ajouta le bosco.

Les idées se bousculaient dans sa tête de Bolitho qui essayait de considérer toutes les hypothèses : Tyrrell et les siens, capturés, et qu’ils ramenaient pour parlementer. Ou les Français qui venaient lui annoncer qu’ils avaient pris Yorktown et sommaient l’Hirondelle de se rendre.

Il courut à la coupée, mit ses mains en porte-voix et cria :

— Ohé ! Qui va là[2] ?

Un brouhaha s’éleva du canot, quelqu’un se mit à rire.

— Allez, fit-il à Heyward, faites vite, rappelez la yole ! Avec un peu de chance, nous allons cueillir ces deux p’tits chéris !

La première baleinière raclait déjà le long du bord et Bolitho retint son souffle, s’attendant vaguement à ce que l’un de ses hommes ouvrît le feu.

Il aperçut du corn de l’œil quelques embruns et remercia le ciel que l’armement de la yole eût conservé ses esprits. Elle contournait l’arrière et il imaginait comme s’il y était Stockdale poussant ses hommes à nager de toutes leurs forces.

Bethune arriva, sa lanterne sourde à la main.

— On y va ! cria Bolitho.

Au moment où les premiers soldats apparaissaient sur les porte-haubans et commençaient à s’empêtrer dans les filets, une ligne de marins en armes sauta brusquement sur le passavant, le mousquet levé tandis que Glass, le bosco, pointait sur eux un pierrier menaçant.

Il y eut un concert de cris, les mousquets ouvrirent le feu dans la nuit. Des balles s’enfonçaient dans le pavois, les tireurs de Heyward répliquèrent.

Glass baissa son pierrier et tira sur le cordon, transformant la baleinière en une bouillie sanglante d’où montaient des cris de douleur.

La seconde baleinière ne demanda pas son reste. Les coups de mousquet, la pluie de mitraille dévastatrice de Glass suffirent à immobiliser les avirons. Les hommes étaient tétanisés, la yole l’aborda et Stockdale cria :

— On les a, monsieur – un silence, puis : Tiens, il y a une douzaine de prisonniers anglais là-dedans !

Bolitho se détourna, pris de nausée. Il vit Dalkeith et ses aides passer la rambarde et descendre dans la première baleinière, imaginant déjà le carnage qu’ils allaient trouver en bas. Cela aurait pu arriver aussi bien à l’autre, et la mitraille aurait semé la mort parmi ses propres hommes.

— Faites monter ces hommes à bord, monsieur Heyward, ordonna-t-il, la voix rauque, puis envoyez la yole à bord du Héron. Farr doit se demander ce qui se passe.

Il alla attendre près de la coupée les premiers prisonniers, hagards, que l’on faisait monter à bord. La seconde fournée, Anglais et Français mêlés, embarqua avec un soulagement non dissimulé : les Français, heureux d’avoir échappé au sort de leurs camarades, les Tuniques rouges, contents pour d’autres raisons. Mais leur état faisait peine à voir : vêtements en lambeaux, dépenaillés, ils ressemblaient plutôt à des épouvantails qu’à des soldats réguliers.

— Faites descendre les prisonniers, monsieur Glass, ordonna Bolitho.

Et il ajouta à l’intention des Tuniques rouges :

— Ne craignez rien, vous êtes à bord d’un bâtiment du roi.

Un jeune lieutenant s’avança vers lui :

— Merci, commandant, au nom de tous les miens.

Bolitho lui saisit chaleureusement la main :

— Vous recevrez tous les soins que je suis en mesure de vous offrir. Mais d’abord, racontez-moi ce qui se passe ici.

— Nous nous sommes fait prendre voilà plusieurs jours, répondit l’officier en se frottant les yeux. Cela s’est passé au cours d’une escarmouche avec l’une de leurs patrouilles, la plupart de mes hommes sont morts – il vacillait. Je n’arrive pas à croire que nous sommes sains et saufs.

— Mais, insista Bolitho, le général Cornwallis est-il toujours dans Yorktown ?

— Oui, mais je pense que vous êtes au courant, monsieur ? Washington et le général français, Rochambeau, ont franchi l’Hudson voici plusieurs semaines, en haut de la baie de Chesapeake. Ils disposent d’une puissante armée massée autour de Yorktown. Comme qui dirait, il y a un mousquet derrière chaque arbre. Mais quand nous avons appris qu’une escadre anglaise avait pointé le nez dans la baie, nous avons cru que nous étions sauvés. Je comprends un peu le français et j’ai entendu nos gardes parler de leur arrivée.

— Les bâtiments de Hood… commenta Heyward.

— Oui, acquiesça Bolitho. Et cela se passait à quelle date ?

Le lieutenant haussa les épaules :

— Il y a environ trois jours, je n’ai plus la notion du temps.

Bolitho essayait de se boucher les oreilles, les cris étaient trop insupportables. Il avait des rudiments de français, guère plus qu’il ne lui en avait fallu pour tromper la baleinière, mais suffisants en tout cas pour comprendre ce dont il retournait : un homme endurait le scalpel de Dalkeith.

Trois jours déjà. Cela collait assez bien avec ce que lui avait raconté Odell. Hood avait dû jeter un œil dans la baie, et, ne voyant pas trace de De Grasse, avait continué vers New York.

— Les Français, poursuivit le lieutenant d’une voix lasse, les Français attendent leur escadre, C’est pour cela que, lorsque quelqu’un s’est adressé à eus dans leur langue, ils…

— Quoi ? – Bolitho lui prit le bras, sa voix se fit dure en dépit de son état : Ils attendaient leur flotte ?

Le lieutenant le regardait sans comprendre.

— Mais je croyais… je croyais que notre flotte était sortie pour les combattre, monsieur !

— Non – il ôta son bras. J’ai bien peur que, lorsque nous rallierons New York et qu’ils découvriront leur erreur, il ne soit trop tard.

— Alors, monsieur, l’armée est perdue… – le lieutenant se dirigea en vacillant vers la lisse – … et tout ça, continua-t-il en hurlant, tout ça pour des primes !

Dalkeith arrivait sur le pont. Il le prit par le bras.

— Prenez soin d’eux, fit Bolitho.

Et il se détourna. Il lui fallait prendre une décision au plus vite, sans quoi ils ne tarderaient pas à se retrouver prisonniers eux aussi.

Buckle le regardait, l’air inquiet.

— Et M. Tyrrell, monsieur ?

— Croyez-vous vraiment que je ne me soucie pas de lui ? – Buckle recula. Nous allons immédiatement mettre le Héron au courant. S’il parvient à appareiller cette nuit, Farr ira porter les nouvelles à l’amiral Graves. Il est peut-être encore temps.

Le commis traînait près du panneau.

— Allez me chercher du papier, il faut que j’écrive un mot à Farr. Et, pour Buckle : Pardonnez-moi, j’ai été un peu vif, mais votre question était judicieuse. Nous appareillerons aux premières lueurs, je veux me rapprocher de terre. Faites préparer les rames, au cas où le vent nous lâcherait. Je ne laisserai pas tomber Tyrrell et ses hommes sans me battre.

Il se souvenait encore des mots de son second, dans le jardin : « A bord de l’Hirondelle, nous nous préoccupons des nôtres. »

— Et puis, conclut-il, nous avons fait trop de chemin ensemble pour terminer comme ça.

Dalkeith traversa le pont tandis que Bolitho se dirigeait vers le tableau.

— Que va faire le commandant ? glissa-t-il à Buckle.

— A mon avis, répondit le pilote, quelque chose de dingue.

Le chirurgien s’essuya les mains avec un chiffon.

— Mais néanmoins, vous l’approuvez ?

Buckle se mit à sourire :

— Ce que j’en pense n’a aucune importance, pas vrai ? Mais je le soupçonne de méditer allez savoir quoi – et il ajouta pour clore le débat : En tout cas je le souhaite sacrément, nom d’une pipe !

 

Armé pour la guerre
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